Entretien avec Ambre Kahan

autour d'Ivres d'après Ivan Viripaev

© DR

C’est la première fois avec cette mise en scène que tu te confrontes à une écriture, à une pièce écrite, d’ordinaire habituée à l’écriture de plateau : comment est né ce désir et la découverte de cette écriture ?

C’est mon mari qui m’a mis ce texte entre les mains. Il savait qu’il allait se passer quelque chose.
Ça  a été un coup de foudre. L’énergie, les sujets abordés, l’humour… Tout était familier, évident. Plus tard, en travaillant, la langue montrait des résistances. Il y avait un décalage entre ce que je pouvais lire ou entendre au sujet de l’écriture de Ivan Viripaev et le texte traduit en français. Ivan a écrit cette pièce dans ce qui s’appelle le « mat », un argot russe interdit dans l’espace public par la loi mais parlé par tous. C’est la langue de l’intime, de la transgression, là où le masque social tombe pour entrer dans une pensée directe. Avec l’aide d’Anna Ivantchik j’ai retraduit le texte pour se rapprocher le plus possible de cette sensation brute que nous avions.
J’ai mis beaucoup de temps à rassembler la production nécessaire à ce projet -quatre ans-, avoir quinze interprètes au plateau est un véritable défi. Paradoxalement ce temps a permis d’aller au bout de quelque chose.
Je suis allée à Moscou rencontrer Ivan et c’est à mon retour que la production a été lancée avec le Quai… Comme s’il avait fallu aller jusque là-bas pour enfin entrer dans la phase de création.
Mais il est vrai qu’une telle durée crée une forme d’obsession, une immersion totale. 
Il a fallu un peu de temps pour que je rouvre l’horizon.



Ta direction d’acteurs semble reposer sur une méthode particulière, des trainings d’acteurs spécifiques, qu’est-ce cela permet ?

On arrive texte su pour les uns, lumière installée et décor prêt pour les autres. Des micros à des endroits stratégiques dans l’espace -cela demande un énorme travail de préparation. Des décisions arbitraires. Cela pose un cadre, celui de la rencontre entre tous les protagonistes.
Toutes les journées se ressemblent. Cette régularité drastique est nécessaire pour moi pour guider le geste du tout début à la toute fin dans une véritable continuité.
Je ne sais pas si c’est une méthode, mais en tout cas pour le moment, j’appréhende un peu les choses « à l’envers ». 
Il y a une phase de training où je vais au corps à corps avec eux. Puis, ce que j’appelle des traversées, sortes de filages avec des contraintes. Je suis en régie et l’acteur prend possession de son espace de sa matière. Je n’interromps jamais. On fait des esquisses tous ensemble et on affine ainsi. Cette façon de faire, outre le fait qu’elle rende l’acteur responsable, maître et créateur de ce qu’il prend en charge, permet aussi de lui donner une liberté de sorte que les rapports s’inversent. Par exemple, c’est la lumière qui suit les acteurs, elle les guide parfois, mais elle ne vient pas lui imposer des placements. Les choses cohabitent autrement, ce qui donne à la fin un autre souffle, une autre façon d’être.

Les actrices et acteurs d’Ivres sont des complices de longue date ? 

J’ai, au tout début, voulu rassembler des interprètes très proches de moi. Des gens qui surgissaient de mon parcours théâtral et qui n’avaient parfois pas grand chose en commun ! Leur diversité théâtrale est fondamentale pour moi. Que rien ne soit lisse, uniforme. Comme le projet a mis du temps à se construire il y a eu des changements dans la distribution, mais j’ai toujours gardé en tête ce fil non-conducteur. Ce projet devenait un reflet de la route que j’ai prise et des gens que j’ai eu la chance d’y rencontrer. Cette intimité m’a donné beaucoup de joie et de force. Chaque retrouvaille est une fête !


La musique tient une place prépondérante dans ton spectacle : comment a-t-elle été envisagée ?

Je pars très souvent du son dans mon travail. Dans les écritures de plateau, la musique était la colonne vertébrale, elle était la dramaturgie-même des projets. Je suis violoniste et cela peut expliquer cette façon rythmique de travailler. Je parle de souffle, de phrase musicale, de resserrements, de tensions de silence…
C’est la première fois que j’ai la chance de pouvoir travailler avec un musicien en live. Il a eu quelques suées !!! Car fournir autant en improvisation, même si des lignes étaient déjà dessinées, peut être épuisant. Certains tableaux furent immédiatement trouvés, d’autres sont apparus au dernier moment… En tout cas la musique, la lumière, comme l’espace sont pour moi des partenaires. Il n’y a pas de hiérarchie. C’est pour ça que je travaille tout de suite avec tout.

Pendant la création au Quai CDN d’Angers, tu as convié des groupes de spectateurs à assister à des temps de répétitions et tu as proposé des échanges entre eux et ton équipe. Peux-tu nous relater cette expérience particulière, ce qu’elle a pu apporter à la création comme nous parler de ton rapport aux publics en général ?

Depuis mon premier geste de mise en scène j’ai toujours convié des spectateurs à venir assister à des étapes de travail.
Le processus dans lequel je plonge mon équipe est lié à la représentation même. Le regard extérieur aide à poursuivre plus loin ce travail et ce dans une grande détente. C’est cette détente qui m’intéresse, elle crée une autre circulation.
L’acteur est chez lui. Il se réapproprie son territoire. Le public est son invité. J’aime la douceur de cette rencontre et le fait de l’intégrer tout au long du processus prépare le geste plus abouti des représentations. D’un point de vue purement chimique cela me permet de travailler plus avec l’endorphine qu’avec l’adrénaline.
Cela replace aussi au bon endroit l’enjeu de partage qui est l’essence même de notre travail.



De quelle(s) ivresse(s) est-il vraiment question dans cette pièce pour toi ?

L’ivresse du présent. C’est une secousse sur ce que l’on fait de son existence, non dans le sens de faire -action lucrative ou productrice- mais de ce que l’on fait de notre rapport au monde, aux autres.


Quel est ton rapport à la nuit ?

La nuit c’est la clandestinité. L’intime. Les bêtises aussi. Quand j’étais adolescente c’était un espace de liberté. Les règles ne sont pas les mêmes. Le monde peut s’y réinventer.
Mais je suis un être du matin. Je ne suis pas du tout une noctambule ! En revanche la venue de mes filles qui ont troué mes nuits pendant cinq ans a changé aussi ce rapport. La nuit est devenue solitude, tension. Vie parallèle. En berçant mon enfant je regardais un lampadaire, la fatigue faisait parfois couler les larmes. Et je pensais à toutes celles et ceux qui en même temps regardait aussi un lampadaire.
 La nuit c’est un espace de contemplation. De pensée. Et parfois de rêve ou de cauchemar.

Propos recueillis par Jenny Dodge, juin 2021.