Entretien avec Thomas Jolly

Henry VI - Richard III

© Nicolas Joubard

Est-ce un désir de longue date de monter Henry VI suivi de Richard III ?
A l’été 2008, à l’occasion de leur sortie en Pléiade, je lis les deux tétralogies de Shakespeare, composées des huit drames historiques -Richard II, les deux Henry IV, Henry V, les trois Henry VI et Richard III- , je suis alors transporté par le déploiement narratif, ébloui par la multiplicité des registres, des personnages, par l’extraordinaire façon dont Shakespeare s’empare de tous les outils du théâtre pour les mettre au service du récit historique.
Pour être franc, j’ai tout de suite voulu monter les huit pièces ensemble ! Ce qui aurait fait 48h. Proposer une véritable saga fut le premier désir. Mais mettre en scène les huit pièces est très compliqué et prendrait une vie. (Ce n’est donc pas encore exclu !)
J’ai choisi de commencer par mettre en scène les pièces issues de la deuxième tétralogie qui est, la plus politique, la plus éclairante, la plus humaine à mon sens. Richard II, Henry IV et Henry V sont plus guerrières, plus médiévales.
Cette deuxième tétralogie a en fait, été écrite en premier par Shakespeare.
Ce qui est touchant et va influencer mon choix, c’est qu’il est donc très jeune quand il écrit celle-ci et c’est comme si nous assistions à la naissance d’un auteur, dont on perçoit déjà certains motifs qu’on retrouvera, plus tard, dans ses autres pièces. Shakespeare grandissait en tant qu’auteur au fil d’Henry VI, et en tant que jeune metteur en scène, c’est une rampe… je me suis inscrit dans ce cheminement. J’avais 27 ans, créé trois spectacles… Je ne le savais pas encore mais Henry VI allait être mon école de mise en scène.

De 2009 à 2014 tu bâtis en plusieurs étapes l’intégralité d’Henry VI, puis Richard III en 2015. Les deux pièces sont jouées séparément jusqu’en 2018. Pourquoi remettre sur pied cette tétralogie aujourd’hui ?
Mon arrivée à Angers y est pour beaucoup. D’abord, c’est au Quai qu’a eu lieu la dernière d’Henry VI en décembre 2015, ce lieu était donc chargé de ce souvenir.
Et dès les premiers jours de 2020, à mon arrivée, descendre la rue Plantagenêt, faire face au château du Roi René, croiser le nom de Marguerite d’Anjou un peu partout… Tout Angers a réveillé un désir qui, en vérité, ne s’est jamais éteint car ce rêve de proposer les quatre pièces dans leur continuité n’était pas assouvi.
L’incroyable équipement qu’est le Quai, ma rencontre avec l’équipe a fini de me convaincre que cette expérience pouvait et devait être donnée en 2022 - année des 600 ans de la naissance du vrai Roi Henry VI.

Cette tétralogie portée à la scène est une expérience de spectateur hors-normes : peux-tu nous en dire plus sur ton rapport au spectateur ?
Le théâtre élisabéthain, n’est pas un théâtre construit et développé comme en France - Shakespeare a écrit des pièces qui se regardaient debout, à ciel ouvert, en mangeant, en sortant… et Shakespeare n’est pas un auteur de cour.
Au fil des siècles, on peut d’ailleurs s’interroger sur une sorte de « mortification » du rapport du spectateur, au spectacle : s’asseoir, se taire, dans le noir… Aujourd’hui des publics font des crises d’angoisse dans certaines salles !
Ce théâtre se déroule sur scène sans arrêter la vie en salle, avec, de fait, une vraie interaction. Avec Henry VI + Richard III, je propose donc aux spectateurs, de passer un temps de vie partagée. En 18h et possiblement 24, on a faim, soif, on a envie de dormir, on a plein d’envies, la vie ne s’arrête pas. Alors qu’on peut suspendre ses envies, sa vie, pendant un spectacle d’1h30.
Cela implique et engendre un autre lien à la scène, un autre lien entre spectateurs et un autre lien au théâtre en général.
Des spectateurs se sont rencontrés pendant Henry VI et revus ensuite ! Que le théâtre puisse être un facteur de lien social est ma définition du théâtre, mon désir. Y a t-il au monde, un endroit où pendant 24h des gens sont ensemble, dans le même espace, en train d’assister à la même histoire ? Ca n’existe plus. Et c’est justement ce que je souhaite proposer.
Des entractes sont envisagés toutes les 1h30. Au Quai, on pourra manger lors de ces pauses, dormir même ! Il ne s’agit pas d’un rapport consumériste mais d’une expérience extra-ordinaire de partage, de célébration du vivant !

Ton théâtre peut être reçu comme un théâtre mélangeant les genres, les registres. Que penses-tu de cette lecture ?
En l’occurrence le théâtre de Shakespeare fait se côtoyer les genres. Il y a des scènes de drames, de comédies… On passe du sublime au grotesque en quelques vers, des scènes d’effroi puis des scènes de farces. Il y a bien sûr du fantastique, du mélodrame… Il y a le théâtre entier ! Et mon travail est de le représenter dans tous ses aspects.
Ce n’est pas nouveau de le dire mais Shakespeare embrasse le monde dans toutes ses spécificités, ses différences. En tant que metteur en scène, j’en hérite et le rends en activant tous les possibles de la machinerie théâtrale.
Henry VI raconte soixante trois ans du 15e siècle (1422 à 1485) : un siècle bouleversé en Europe par les guerres de Cent Ans et des Deux-Roses, mais aussi l’imprimerie, les découvertes scientifiques majeures etc… Shakespeare, avec toutes ses couleurs, dépeint un monde en crise, en mouvement, un temps de bouleversements.
À bien des égards, cette peinture d’un quinzième siècle en crise est éclairante pour aujourd’hui.

Propos recueillis par Jenny Dodge, juin 2021.


Aller plus loin